L’anonymat des blogueurs sur la sellette ?

by Soren on 22/05/2010

Les blogueurs vont-ils devoir renoncer prochainement à leur anonymat en ligne ? C’est la question que l’on peut se poser après la lecture de la proposition de loi « tendant à faciliter l’identification des éditeurs de sites de communication en ligne et en particulier des « blogueurs » professionnels et non professionnels » déposée par le sénateur Jean-Louis Masson. L’élu de la Moselle, ex-membre de l’UMP exclu en 2004, souhaite en effet faire sauter une bonne fois pour toute l’anonymat en vigueur sur le web, en alignant les blogueurs particuliers sur le même régime que les blogueurs professionnels. Si la proposition passe, les blogueurs français seront contraints de dévoiler un certain nombre d’éléments relatifs à leur identité.

Pour y parvenir, Jean-Louis Masson veut tout simplement amender la loi pour la confiance en l’économie numérique (LCEN), en obtenant l’amendement de l’article 6 de la loi 2004-575, et plus particulièrement les deux alinéas du III. 2. par « les personnes éditant à titre non professionnel un service de communication au public en ligne sont soumises aux obligations d’identifications prévues au 1. Par mesure de simplification, elles sont cependant assimilées au directeur de la publication mentionné au c) du 1 du III.« .

Que dit le point III. 1. ?

III.-1. Les personnes dont l’activité est d’éditer un service de communication au public en ligne mettent à disposition du public, dans un standard ouvert :

a) S’il s’agit de personnes physiques, leurs nom, prénoms, domicile et numéro de téléphone et, si elles sont assujetties aux formalités d’inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription ;

b) S’il s’agit de personnes morales, leur dénomination ou leur raison sociale et leur siège social, leur numéro de téléphone et, s’il s’agit d’entreprises assujetties aux formalités d’inscription au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, le numéro de leur inscription, leur capital social, l’adresse de leur siège social ;

c) Le nom du directeur ou du codirecteur de la publication et, le cas échéant, celui du responsable de la rédaction au sens de l’article 93-2 de la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 précitée ;

d) Le nom, la dénomination ou la raison sociale et l’adresse et le numéro de téléphone du prestataire mentionné au 2 du I.

Je vous laisse apprécier. Si vous tenez un blog – qu’importe la plate-forme -, vous devrez indiquer votre nom, votre lieu de résidence et votre numéro de téléphone. Accessoirement, Jean-Louis Masson veut également modifier le c) du III. 1. en ajoutant « après les mots : « Le nom », sont insérés les mots : « ainsi que l’adresse électronique »« . Mais bon, on est plus à ça près, pas vrai ?

Cette proposition de loi est particulièrement dangereuse. Au-delà du fait que je n’ai absolument aucune envie de partager en clair sur le web mon identité, un tel amendement pourrait avoir des effets particulièrement pervers et inattendus. Et les exemples ne manquent pas. Tenez, Skyrock héberge des millions de blogs tenus par des internautes mineurs. Je vous laisse imaginer la réaction des parents s’ils apprenaient que leurs enfants doivent mettre sur Internet leur nom, leur numéro de téléphone ou encore leur domicile…

Une telle proposition de loi risque également de faire du tort à certains blogueurs qui offrent un témoignage anonyme et désintéressé d’une situation particulière. Je pense bien évidemment au fameux blog de « Petite Anglaise » qui relatait son quotidien professionnel, avec ses bons et ses mauvais côtés. Certes, Catherine S. n’était pas toute blanche. Elle tournait parfois en dérision son patron, elle donnait de temps en temps de faux motifs d’absence. Mais jamais sans avoir souhaité mettre son ex-employeur en difficulté (elle se fera licencier, mais gagnera finalement aux Prud’hommes en récupérant 44 000 euros en guise de dédommagement), puisque jamais elle n’aura cité le nom de son patron ou de l’entreprise.

Je pourrais également citer Maitre-Eolas et Authueil (qui justement se penche sur la proposition de loi), qui chacun dans leur domaine, relatent leur quotidien. Il n’est pas certain que ces blogs auraient été tenus de la même façon si le texte de Jean-Louis Masson avait été adopté il y a quelques années. Il n’est même pas sûr que ces deux espaces auraient existé, c’est dire le problème de fond que soulève cette proposition…

Évidemment, j’ose croire que Jean-Louis Masson n’avait pas ces cas de figure en tête. Seulement, j’ai le sentiment que cette proposition de loi, qui a franchement l’allure d’un « coup de pression » contre les blogueurs, va faire plus de mal que de bien. D’ailleurs, comme le souligne Authueil, Jean-Louis Masson « applique au blogueur le régime juridique du directeur de la publication. Pour résumer, c’est lui qui se retrouve en garde à vue et devant les tribunaux s’il y a un souci« .

Donc, non seulement Jean-Louis Masson va jeter sur le web des millions d’identités, mais en plus il va faire peser sur le blogueur particulier un nouveau régime juridique bien plus lourd. Les quelques neuf millions de blogs – dont 2,5 millions actifs – estimés dans le rapport de septembre 2008 de Danièle Giazzi « les médias et le numérique » (.pdf) risquent d’apprécier… la France, qui était « au quatrième rang mondial après les États-Unis, la Chine et le Japon, et au premier rang mondial en nombre de blogs par internaute » risque fort de rentrer en récession dans ce domaine. Et d’assécher « ces sources d’information sont désormais régulièrement consultées par les 34 millions d’internautes recensés en France au mois de décembre 2009« .

Pourquoi s’attaquer de front à la question de l’anonymat des blogueurs ? Parce que les « victimes de propos inexacts, mensongers ou diffamations » sont de plus en plus nombreuses, pardi ! C’est du moins la thèse que soutient Jean-Louis Masson, et la même rengaine critique vis-à-vis d’Internet, estimant que ces dérives de la liberté d’expressions « sont, hélas, de plus en plus souvent colportés sur la toile« . Pourtant, la justice n’est pas démunie devant Internet. Elle a largement la possibilité d’intervenir dans la sphère virtuelle.

En effet, l’anonymat des blogueurs est tout relatif (sauf à mettre en œuvre une batterie de moyens lourds pour ne pas se faire repérer : VPN, serveurs mandataires, hébergement à l’étranger… etc. En France, à travers la LCEN, la justice peut obtenir des informations permettant d’identifier un blogueur s’il viole la loi. Elle peut s’adresser par exemple à la plate-forme qui est chargée d’héberger le blog. Au besoin, elle peut également contacter le fournisseur d’accès à Internet.

Et surtout, pourquoi vouloir mettre sur le même plan une activité professionnelle d’un loisir personnel ? S’il y a des blogueurs qui ont choisi d’en faire un métier, ce n’est définitivement pas le cas de tout le monde. Et si certains internautes français ont choisi de dévoiler leur identité en ligne, combien souhaitent rester anonymes ? Les situations de harcèlement ou d’usurpation d’identité risquent de connaitre une forte progression dans les semaines et les mois qui suivront l’adoption de cette proposition de loi.

Et dire que pendant ce temps-là, Nathalie Kosciusko-Morizet avance à petits pas avec sa consultation publique sur le « droit à l’oubli numérique ». On voudrait noyer l’internaute avec des signaux contradictoires qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Reste à savoir comment la secrétaire d’État à la Prospective et au Développement de l’économie numérique va accueillir ce texte. À l’heure où le droit à l’oubli numérique est son nouveau cheval de bataille, j’ose croire qu’elle s’y opposera avec force.

À moins que nous nous dirigions progressivement vers un Internet à la chinoise ? Ne riez pas, la Chine a justement dans ses cartons un système peu ou prou identique visant à obliger les internautes à révéler leur identité avant de publier des commentaires en ligne. Si pour l’heure cette idée n’est encore qu’à l’état de projet, rien indique qu’elle ne sera pas mise en place. Il faut dire que le contrôle du web est essentiel pour la survie du régime politique. Dès lors, il ne serait pas très surprenant de voir la Chine durcir encore un peu plus la législation en la matière.

De notre côté, les récentes dispositions législatives ne sont guère enthousiasmantes. Citons notamment la DADVSI en 2006, la Hadopi en 2009, mais aussi le projet de loi LOPPSI et le traité international ACTA. Bref, un avenir radieux en perspective !

Photo : Anonymity and the Internet – CC BY-NC-SA Stian Eikeland

soren@www.mindoverflow.fr

There is 1 comment in this article:

  1. 21/06/2010Les blogs sous régime journalistique ? | Mind Overflow says:

    [...] week-end, j’abordais la proposition de loi du sénateur Jean-louis Masson. Pour faire court, l’ancien membre de l’UMP souhaiterait [...]

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